Table des matières
- Quatpattes se sauve
- Quatpattes explorateur
- Quatpattes joue à cache-cache
1/3 - Quatpattes se sauve
Quatpattes est un petit ourson de peluche d'un beau brun foncé, aux coussinets de feutre beige rosé, avec un museau de laine noire brodé et deux petits yeux brillants couleur de charbon, cerclés de fauve. Il vient juste d'être fabriqué dans la grande usine qui en confectionne des milliers chaque année. Jeté sans précaution et sans le moindre amour par dessus tous les autres oursons identiques à lui, Quatpattes gît là, au sommet de cette pyramide mal équilibrée, une patte avant levée contre son oreille gauche.
En fin d'après-midi, toutes les machines s'arrêtent en même temps et un flot d'êtres humains quittent les lieux dans un brouhaha infernal. Quatpattes ne bouge pas, il attend que l'endroit se soit vidé et ait retrouvé son calme. Voilà, tout le monde est parti. Alors, l'ourson fait marcher ses articulations pour se dégourdir et entreprend de se redresser, s'appuyant sur ses frères entassés. Il a beaucoup de chance, car il se trouve presque tout en haut du carton qui les retient en captivité et il n'a qu'à enjamber le rebord pour se retrouver à califourchon sur le sommet du côté.
Hélas, Quatpattes était loin de se douter qu'il était aussi haut ! Un vrai rempart abrupt, avec en bas, la perspective d'un sol rugueux et dangereux. Mais Quatpattes est un ours courageux et volontaire qui ne l'entend pas de cette oreille ! Prenant son courage à deux pattes, il s'agrippe fermement au rebord et, après un temps de concentration, se laisse glisser le long de la paroi. Cette descente n'en finit pas et semble interminable au petit ours. Puis, le choc survient, Quatpattes s'affaisse sur la dalle en ciment froide et dure. Un peu assommé par cette arrivée brutale, Quatpattes reste étourdi quelques secondes. Le bas de ses reins est meurtri et l'une de ses pattes arrière s'est retournée en touchant le dallage. Mais l'ourson est souple et il replace facilement sa patte dans le bon sens.
" Voilà, je suis sorti de la prison " se dit-il -" Mais où se trouve la sortie ? "
Quatpattes avance alors dans la longue, longue allée centrale bordée de pieds de tables et
de chaises énormes et géantes pour un petit ourson comme lui, grand d'une trentaine de
centimètres. Il marche et marche encore durant des heures sans trouver la moindre issue le
conduisant à l'extérieur. Il est épuisé et désespéré. Il lui semble qu'il a tourné en rond
pour revenir sans cesse au même endroit car tous les cartons se ressemblent et il est le seul
petit ourson à être vivant. Il ne peut pas se renseigner ou se faire aider par des amis, il est tout seul
et commence à avoir peur, faim et froid car pendant la nuit, le chauffage de l'usine ne marche pas et nous sommes en plein hiver.
A cause de sa petite taille, Quatpattes ne peut voir qu'une infime partie
de ce qui l'entoure mais la vision qui s'offre à lui ressemble à une scène d'épouvante. Des têtes isolées démunies d'expression,
des corps informes non rembourrés et flasques qui gisent à même sur une planche de bois brut, des chutes de textile et des pelotons
de fibres de bourrage dispersés un peu partout ... Voilà bien le secret de sa naissance et de celle de ses compagnons d'atelier.
Toute la journée, il entend les assourdissantes machines à coudre trépider et vibrer, assemblant morceau par morceau les oursons laineux.
Mais Quatpattes ne se laisse pas impressionner par ce paysage cauchemardesque, et ne se décourageant pas pour autant,
il poursuit son chemin en essayant de s'orienter tant bien que mal, guidé par la faible lueur des lampes de secours.
Soudain, Quatpattes aperçoit un rai de lumière qui filtre à quelques mètres de lui. Oh !
incroyable vision ! Du coup, l'espoir renaît aussitôt et redonne de la vitalité à l'ours en
peluche. Il court à toutes pattes et arrive enfin au but.
" Chouette, il y a une grande fente sous la porte ! Je vais pouvoir me glisser et passer de l'autre côté, et à moi la liberté ! "
Alors, Quatpattes s'allonge de tout son long sur le ciment et entreprend de se faufiler en rampant sous le lourd battant de fer. La tête passe facilement, les épaules et les deux pattes de devant sont sorties entièrement sans problème. Ah ! Quel bonheur de respirer l'air frais du dehors ! Envahi par un sentiment immense de joie de vivre, il continue de ramper au sol pour se dégager totalement de son emprise. Mais, catastrophe, son derrière rebondi est trop rembourré de laine de bois et ne peut passer car le vide sous le portail est insuffisant.
" Han, Han ! " fait l'ourson en tirant de toutes ses forces pour sortir.
Mais, rien n'y fait, Quatpattes est bel et bien prisonnier. Fou de rage et de chagrin et après des efforts invraisemblables, il se laisse aller mollement, vidé de toute volonté. Sa petite tête ronde repose sur la terre battue gelée et des larmes chaudes coulent sur ses joues. Pauvre Quatpattes, que va t-il advenir de lui ? Voilà de longues heures qu'il est immobile, bloqué dans cette fâcheuse position. Son pelage est tout givré et ses membres sont raidis par le gel. Combien de temps encore va t-il devoir supporter ce calvaire ? Les premières lueurs du jour pointent à l'horizon mais Quatpattes ne les voient pas, car il a sombré dans l'inconscience. Pour lui, tout est fini semble t-il. Et puis, les rumeurs quotidiennes commencent à envahir la ville. Petit à petit, elles se rapprochent et déjà, quelques ouvrières franchissent les grilles.
L'une d'elles, presqu'encore une enfant, se dirige à pas précipités vers le bâtiment, à demie courbée pour se protéger du froid mordant et du vent piquant qui s'engouffre sous les vêtements les plus chauds, tels de vilains courants d'air. Arrivée devant l'entrée, elle se baisse pour ramasser l'un de ses gants qu'elle a laissé tomber par terre. Son regard porte aussitôt sur l'ourson à demi enfoui sous le givre.
- " Tiens, qu'est-ce que c'est ? " se dit la jeune fille. Elle tend le bras et essaie de tirer l'objet pelucheux à elle. Soudain, elle s'aperçoit qu'il s'agit de l'un des ours qu'elle fabrique à l'intérieur chaque jour de la semaine. Après plusieurs tentatives qui restent vaines, elle ne peut dégager l'ourson pris au piège. Une idée alors lui vient subitement. Il faut qu'elle creuse légèrement le sol gelé pour obtenir plus d'espace. Aidée d'une grosse pierre qui traîne à proximité, elle gratte la terre et forme ainsi une sorte de petit fossé. Ouf ! Ca y est ! Quatpattes est dégagé de son insupportable emprise.
- " Comme il est mal en point ce petit ours. Mais comment est-il arrivé jusqu'ici ? " La jeune ouvrière se met en devoir de le brosser doucement pour faire tomber le givre blanc des poils de Quatpattes puis, une fois à l'intérieur de l'usine, elle le frotte entièrement avec un linge doux pour le sécher et le réchauffer. Cette opération de remise en forme terminée, elle le dépose précautionneusement à l'intérieur de son grand sac, sur quelques chiffons pliés pour qu'il se repose et reprenne vie lentement.
- " Te voilà sauvé à présent. Reste ici jusqu'à midi. Je t'emporterai chez moi et tu feras la connaissance d'autres petits amis avec qui, j'en suis sûre, tu t'entendras à merveille. Tu me raconteras ton histoire plus tard. "
Alors, comme par miracle, Quatpattes agrandit ses yeux pour mieux examiner sa bienfaitrice et, presqu'imperceptiblement, prononce de sa petit voix grêle d'ourson encore fébrile :
- " Merci. Je veux bien de toi comme maman car je sais que je serai heureux et que tu prendras soin de moi. Si seulement tous les autres petits ours que tu fabriques étaient comme moi, ils pourraient eux aussi être libres et vivre avec une gentille maman qui les couvrirait de bisous et de douceur ... "
Attendrie, la jeune fille dépose un long baiser sur la joue couverte de poils encore humides de Quatpattes. A partir de cet instant, elle se sent pleinement heureuse et responsable de ce petit ourson intrépide qu'elle vient d'adopter en ce matin glacial d'hiver.
Texte: Maryvonne - Ecrit avant 2002
Illustrations: Laurence Veron